La saga du MSBS : 50 années de passion et de réussite

Le « pur diamant » de la FNS

Comme chacun sait, la France, avec Charles de Gaulle, a décidé de se doter d’une force de dissuasion nucléaire stratégique en 1959… Au début, ce fut la triade (plateau d’Albion : SSBS + composante pilotée + MSBS).

Le plateau d’Albion a été désarmé depuis, mais 48 ans après, la Revue Stratégique de Défense mise en place par le président Macron a conclu ainsi :

« La nécessaire adaptation de nos capacités de dissuasion doit se poursuivre, pour répondre aux transformations du contexte stratégique, à l’évolution des menaces et aux changements dans le domaine de la défense aérienne, de la défense antimissiles ou de la détection sous-marine. Elle suppose le renouvellement des deux composantes et le soutien à la pérennisation de nos têtes nucléaires. »

Entre temps, nous avons connu huit présidents de la République, qui tous ont confirmé le cap adopté par Charles de Gaulle.

Dans ce dispositif, le système MSBS occupe une place particulière, souvent désigné sous le vocable flatteur de « pur Diamant de la FNS ». En effet, sa plate-forme de lancement, le SNLE, présente des qualités inégalées à ce jour en matière de discrétion et d’invulnérabilité. Pour frapper à 5 000 kilomètres, il faut bien sûr doter cette plate-forme d’un véhicule de lancement se rapprochant d’un lanceur spatial, d’une arme thermonucléaire, d’un système sophistiqué pour tromper les éventuelles défenses antimissiles…et, last but not least, d’un système de transmissions adapté.

Le corps des ingénieurs de l’armement : nécessaire outil fédérateur de compétences

Le nombre de nations capables de réaliser des systèmes de ce type se comptent même aujourd’hui sur les doigts d’une main. Cet objectif représentait à l’origine pour la France un triple défi : scientifique, industriel et opérationnel. A l’époque de la décision, les ingénieurs militaires étaient répartis par « milieux » : terre, air, mer… et Service des poudres. Le corps des ingénieurs de l’armement a été créé fort à propos pour rapprocher les différentes cultures… et développer les cultures émergentes, telles que « missiles » et « systèmes ». Il s’agissait en fait de la conséquence normale de la création de la DMA.

Application pratique au MSBS

Les ingénieurs de l’armement acteurs du programme étaient issus de divers corps. Les compétences nécessaires étaient puisées dans leur corps d’origine… avec une certaine « hybridation » : par exemple, en tant qu’ingénieur militaire des poudres option engins/espace, j’ai suivi les cours de l’Ecole nationale supérieure des poudres… et de SUPAERO : spécialisation mécanique Aerospatiale. J’ai donc dès le départ, en tant que propulsiste, été à même de comprendre les aspects « système »… et d’assumer plus tard le poste de directeur des programmes MSBS.

On a donc trouvé au MSBS, dans l’Administration ou dans l’industrie, des IA issus de tous les milieux qui ont fini par former la communauté « missile » dont le noyau s’est constitué au sein de la DTEn, autour d’une personnalité d’exception et « notre maître à tous » : Antonin Collet-Billon.

On trouvait dans cette communauté différentes « ethnies » :

- les systémiers, au groupe MSBS notamment ;

- les spécialistes : guidage/pilotage, propulsion, essais en vol, qualité, etc.

- et les « penseurs » qui préparaient l’avenir…

avec leurs équivalents dans l’industrie (SEP, SNPE, SNIAS, etc.).

Tout ce beau monde a vécu pendant cinquante années une aventure exigeante, mais passionnante, toujours d’actualité, produisant pas moins de trois générations de missiles :

- la filière M1, M2, M20…

- la famille M4, M45 ;

- la génération M51 : M51.1, .2, .3…

associées à deux générations de sous-marins (type Le Redoutable et Le Triomphant) et sept types de têtes nucléaires… à travers différentes époques.

L’époque des pionniers

La première génération de missile balistique doit beaucoup aux vecteurs expérimentaux, notamment le VE 231, tiré du champ de tir d’Amaguir au Sahara, pour étudier les phénomènes de rentrée atmosphérique. Ce vecteur a servi de base à la définition du lanceur Diamant. Le deuxième étage était pratiquement l’homothétique à l’échelle Ø 800 millimètres des futurs étages des missiles balistiques : quatre tuyères rotatives, structure métallique et chargement en propergol composite. Le troisième étage Ø 650 millimètres, monotuyère, structure en enroulé filamentaire fibre de verre/résine époxy préfigure les deuxièmes étages M1 et M2/M20/S3.

Le MSBS était censé bénéficier de l’antériorité du SSBS, dont le premier tir en vol a été exécuté en 1965. Mais le SSBS a connu de nombreux déboires, comme, par exemple, des blocages de tuyères en vol, si bien que les deux systèmes ont été mis en service la même année, en 1971. Il n’en reste pas moins que le M1 a le même diamètre que le S2 (1 500 millimètres) et que son premier étage de 10 tonnes est pratiquement identique au deuxième étage du S2.

Mais, pour « faire la performance », il fallait un deuxième étage performant, c’est-à-dire avec des masses inertes réduites et un propergol énergétique. C’est ainsi qu’est né le RITA 1, propulseur de 4 tonnes inspiré des f 650 millimètres du lanceur Diamant. Ce propulseur a été développé sans aucune difficulté.

Seulement voilà, la portée du M1 n’autorisait pour frapper l’objectif principal, c’est-à-dire Moscou, que des zones de patrouille très restreintes (mer de Norvège et golfe de Gênes). Il était urgent d’augmenter la portée pour ouvrir aux SNLE le golfe de Gascogne. Encouragé par le succès du RITA1, il fut donc décidé d’augmenter de 2 tonnes la masse du deuxième étage… en intégrant légèrement la tuyère dans le propulseur. Les risques de cette opération semblaient a priori limités… mais ce fut tout le contraire…

On rencontra en fait une série impressionnante d’aléas, dont la résolution a permis de faire des progrès décisifs dans les méthodes de conception et de dimensionnement des propulseurs à poudre :

- explosions à l’allumage lors de tirs au banc : il s’agissait d’un mauvais dimensionnement mécanique des blocs de propergol. Les calculs de contraintes par éléments finis existaient, mais pas pour un matériau incompressible… Il a fallu les inventer ;

- mauvais collage du bloc de propergol sur les protections thermiques : ce point a conduit à renoncer à l’utilisation d’une formulation nouvelle de propergol, la butalane ;

- dimensionnement thermomécanique des tuyères : à un stade avancé du développement, lors d’un essai en vol, un propulseur a perdu son col de tuyère en haute altitude. Il faisait un temps magnifique et l’effet lumineux a été superbe… Le lendemain, les journaux étaient pleins d’articles relatant ce mystérieux « toro de fuego » qui a embrasé le ciel du Sud-Ouest. Il a fallu redimensionner la tuyère.

Ces problèmes ont été rencontrés à partir de 1970, sachant que la première patrouille opérationnelle du M2 était prévue en 1974. Le plus étonnant, c’est que cette date a été finalement tenue… mais il a fallu mettre les moyens… et en 1976, le M2 est devenu M20 avec la première bombe thermonucléaire française… Ce propulseur a également été utilisé pour le deuxième étage du S3, qui a succédé au S2.

La maturité : le M4

Le M2 n’était pas encore en service que la décision de lancer le développement du M4 a été prise : il y avait urgence, car le traité de limitation des anti-missiles conclu entre les Etats-Unis et l’URSS autorisait le déploiement d’un nombre d’intercepteurs suffisant pour arrêter une frappe française ou britannique : d’ailleurs, les Soviétiques ont effectivement déployé un tel système pour défendre Moscou, mais pas les Américains. Il fallait donc saturer ces défenses… grâce à un missile à têtes multiples : six têtes par missile pour le M4. Seize tubes par SNLE, soit quatre-vingt-seize têtes pour une salve complète.

La portée visée était de 4 000 kilomètres… conduisant à un missile de diamètre 1 930 millimètres et de masse 35 tonnes… qu’il a bien fallu loger dans les SNLE type Redoutable à la place du M2 de diamètre 1 500 millimètres et de masse 15 tonnes : bravo la DCN, et spécifiquement le STCAN.

Autant la première génération a rencontré de grosses difficultés, autant ce programme s’est déroulé de manière exemplaire, sans échec notable, en respectant les coûts prévisionnels et les délais.

Le directeur de programme avait placé la fiabilité en numéro 1 des exigences… et cela a porté ses fruits. Bien sûr, à un moment, il a fallu rechercher des performances… car les prévisions montraient qu’on était un peu juste… Par exemple, cette campagne a conduit à abandonner la fibre de verre remplacée par le Kevlar sur la structure du 2ème étage… fibre déjà présente dans la structure du 3ème étage.

L’optimisation de l’efficacité du M4 : M45, avec la TN 75

Saturer, c’est bien… mais les défenses adverses évoluent dangereusement. La TN 70 et son système de mise à poste n’étaient pas très « stealth »face aux diverses couches de radar de l’URSS. Une première modification : M4 71, équipé de la TN 71 a permis de parer au plus pressé. Pour aller plus loin, on a envisagé d’embarquer un système de brouillage… avec la M4 71. A… Mais ce programme a été vite arrêté pour développer une TN 75 « invisible », donc soi-disant invulnérable, à très faible surface équivalente radar (SER)…

En même temps, les études d’aides à la pénétration, ALAP, ont été arrêtées… momentanément, car quelques mois après, André Giraud, ingénieur des mines et néanmoins ministre de la Défense a pris conscience du danger, car les trois couches radar de l’URSS pouvaient identifier et tracer la TN 75, malgré sa faible SER. Il a donc décidé de lancer un programme d’études amont conséquent : le programme EBAP. C’est le programme EBAP qui a permis de proposer le M45 quelques années après.

La décision de lancement du programme M45, pour mise en service sur le SNLE Le Triomphant, a été prise en 1988, lors d’une réunion historique du Comité nucléaire militaire, présidé par Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Défense, Louis Gallois étant son chef de cabinet… et malgré l’opposition des états-majors qui ont tout fait pour retarder l’opération.

Le développement du M45 a été exemplaire, le chargement d’ALAP ayant été défini « au juste nécessaire », et en dégageant des économies substantielles par rapport au devis initial.

La puissance et l’optimisation : le M51 : le triomphe de l’analyse fonctionnelle/analyse de la valeur

Le programme M45 a consisté à doter le vecteur M4 d’un chargement en TN et en ALAP, mais le vecteur n’a pas été modifié. Sa définition datait donc du milieu des années 1970. Il y avait des problèmes d’obsolescence… La modernisation du M4, avec augmentation de la capacité d’emport et de la portée devait donc être programmée.

Toutefois, le délai important entre le M4 et son successeur le M5 a posé la question de la survie de l’industrie de la propulsion par propergol solide. Cette « traversée du désert » a pu être réalisée en soutenant le noyau dur des compétences par un programme de « développement exploratoire », consistant à tester à l’échelle 1 les nouveautés technologiques envisagée pour le M5 : enroulés filamentaires carbone pour les structures, butée flexible de tuyère à armature composite, tuyère de grande dimension en carbone-carbone, chargement butalane réalisé en moulage intégral en géométrie finocyl. Cette opération a permis également de fiabiliser les choix technologiques du M5, comme le montre le développement des propulseurs : un parcours « sans faute », le deuxième après celui du M4.

La guerre des diamètres : 1930 vs 2300… et la question des nitralanes

Le tube externe des SNLE type Le Triomphant permettait, moyennant l’adoption d’un nouveau système de suspension latérale, d’augmenter le diamètre et la masse du missile. Mais cette opération a rencontré de nombreuses oppositions :

- l’architecte du bateau… qui veillait jalousement sur son devis masse (Archimède oblige) ;

- ceux qui voulaient diminuer les flux de financement en adoptant un processus incrémental, en modernisant et améliorant le M4 « par petits morceaux ».

Ce processus conduisait à conserver le diamètre du M4 pour le M5… et donc augmenter les performances à iso-volume. C’est exactement ce que les Américains avaient fait pour passer du Poseïdon C3 au Trident1C4, notamment en utilisant un propergol très énergétique : les nitralanes. Ils avaient rencontré beaucoup de difficultés, puisque, lors d’un essai en vol, un missile avait détoné en masse. Il faut imaginer l’effet produit par la détonation plus de 50 tonnes de propergol, soit un équivalent TNT d’environ 90 tonnes !

En France, les nitralanes faisaient l’objet d’études de faisabilité, et on avait même fait l’acquisition d’une vaste emprise à Saint-Jean-d’Illac pour la future poudrerie et le futur centre d’essais.

Mais l’adoption de ce type de propergol avait de lourdes conséquences sur les infrastructures industrielles et opérationnelles. Il était donc urgent d’éclairer cette décision par une analyse coût / efficacité globale. C’est ainsi qu’un groupe de travail (DTEn, DCN, EMM, EMA/FN, etc.) a été formé pour analyser la question en utilisant les techniques d’analyse fonctionnelle / analyse de la valeur. Il s’agissait d’une étude globale, incluant le « contrat gouvernemental », c’est-à-dire l’effet attendu des plans de frappe, les zones de patrouilles des SNLE, les capacités actuelles et futures des défenses adverses… et la robustesse de la solution vis-à-vis de l’évolution des scénarios pris en compte.

La conclusion de l’étude a été très nette : le diamètre 2 300 millimètres était vraiment la solution la plus performante en matière de coût/efficacité et il n’était pas nécessaire de recourir aux propergols nitralane. Cette conclusion a immédiatement été avalisée par le comité directeur Coelacanthe, présidé par le DGA de l’époque, Yves Sillard.

La nitralane n’a donc pas eu d’utilisation opérationnelle en France, mais l’emprise foncière de Saint-Jean-d’Illac s’est révélée très utile, car l’urbanisation de la commune de Saint-Médard-en-Jalles a été telle que les essais au banc de propulseurs ne pouvaient plus être réalisés sur leur site historique. Saint-Jean a donc repris judicieusement la relève de Saint-Médard, Dieu soit loué !

Et la suite : les « M51.n »

Le dossier de lancement du développement du M5 a été approuvé en juin 1992… Après avoir subi quelques adaptations, notamment des recherches d’économie, et après un développement sans faute (ou presque), le M51 est entré en service dans sa version .1, utilisant la TN 75 du M45 en 2010, dans sa version .2 avec une nouvelle TN, la TNO en 2015, en attendant la version .3 en cours de développement avec une partie haute entièrement nouvelle.

Les facteurs de réussite : motivation, méthodes qualité, management de programme, continuité des compétences…

On voit bien qu’il s’agit avant tout d’une aventure humaine, à travers plusieurs générations d’ingénieurs : les ingénieurs de l’armement, bras armé de la DMA, ont su fédérer les énergies d’équipes par nature pluridisciplinaires, au service de « l’œuvre commune ».

Mais il s’agit aussi d’une question de méthode : la DTEn avait posé les bases, dès le début des années 70, des méthodes qualité modernes que l’on retrouve aujourd’hui dans les normes ISO, universellement utilisées. Le MSBS a largement bénéficié de cet apport.

Il en est de même pour les méthodes de management de programme. Avant même la parution de l’Instruction ministérielle 1 514 sur la conduite des programmes d’armement en 1987, les principes de base étaient appliqués… et le développement du M4 a fait l’objet d’un contrat à intéressement, qui fut une réussite. Le M45 utilisait une gestion intégrée coût/délais/performances très en avance sur son temps.

Mais, par-dessus tout, il faut insister sur la remarquable continuité des compétences assurée aussi bien dans les services officiels que dans l’industrie. Cette continuité a été éclairée par quelques grands noms : Antonin Collet Billon, déjà cité pour l’ensemble de son œuvre, Emile Arnaud, André

Motet, Jean Castellan, pour le système MSBS et pour la propulsion : Pierre Soufflet, Jean Boisson, Pierre Bétin.

Cette continuité est toujours d’actualité, afin de la renouveler la composante océanique, comme indiqué dans les conclusions de la Revue stratégique de défense… Le M51 attend la troisième génération de sous-marins.

Daniel Reydellet, IGA (2S)